Le canon

Publié le par Hervé Filloux

Le texte ci-après est extrait du roman Quatre-vingt-treize de Victor Hugo (Livre 2ème - La Corvette Claymore). Les pointillés correspondent à des passages que j’ai ôtés pour raccourcir mais, si vous avez le temps, lisez absolument le texte intégral de cet épisode totalement représentatif du style grandiose de l’auteur.
Cet épisode du roman comporte plusieurs leçons :

  • On ne récompense pas un manager pour avoir rattrapé une erreur qu’il a lui-même provoquée ou qu’il aurait dû prévenir.
  • L’équilibre d’un système est prioritaire sur celui de chaque individu qui le compose... comme condition nécessaire à l’équilibre de l’individu. C’est le principe de priorité, en approche systémique.
  • Intimement imbriqués en l'être humain, le bien et le mal sont des notions relatives. Faire réparer quand c’est possible est préférable à la sanction. Chaque être humain a ses faiblesses et le droit à l’erreur doit être reconnu… jusqu'à une certaine limite.

On est sur la corvette Claymore, en pleine tempête…
… Une des caronades de la batterie, une pièce de 24, s’était détachée… La faute était au chef de pièce qui avait négligé de serrer l’écrou de la chaîne d’amarrage et mal entravé les 4 roues de la caronade… Un paquet de mer étant venu frapper le sabord, la caronade mal amarrée avait reculé et brisé sa chaîne, et s’était mise à errer formidablement dans l’entrepont… Au moment où l’amarre cassa, les canonniers étaient dans la batterie... La caronade, lancée par le tangage, fit une trouée dans ce tas d’hommes et en écrasa 4 du premier coup, puis, reprise et décochée par le roulis, elle coupa en 2 un 5ème misérable, et alla heurter à la muraille de bâbord une pièce de la batterie qu’elle démonta... Le canon allait et venait dans l’entrepont… Il avait déjà fracassé 4 autres pièces et fait dans la muraille 2 crevasses heureusement au-dessus de la flottaison, mais par où l’eau entrerait, s’il survenait une bourrasque. Il se ruait frénétiquement sur la membrure… Les 4 roues passaient et repassaient sur les hommes tués, les coupaient, les dépeçaient et les déchiquetaient, et des 5 cadavres avaient fait 20 tronçons qui roulaient à travers la batterie... Le vaigrage, avarié en plusieurs endroits, commençait à s’entrouvrir… Cependant le ravage s’aggravait. Il y avait des écorchures et même des fractures aux mâts, qui, emboîtés dans la charpente de la quille, traversent les étages des navires et y font comme de gros piliers ronds. Sous les frappements convulsifs du canon, le mât de misaine s’était lézardé, le grand mât lui-même était entamé. La batterie se disloquait. 10 pièces sur 30 étaient hors de combat ; les brèches au bordage se multipliaient, et la corvette commençait à faire eau…
Tout à coup, dans cette espèce de cirque inabordable où bondissait le canon échappé, on vit un homme apparaître, une barre de fer à la main. C’était l’auteur de la catastrophe, le chef de pièce coupable de négligence et cause de l’accident, le maître de la caronade. Ayant fait le mal, il voulait le réparer… Il avait empoigné une barre d’anspect d’une main, une drosse à nœud coulant de l’autre main, et il avait sauté par le carré dans l’entrepont… Le canonnier à son tour, saisissant ce joint redoutable, plongea sa barre de fer entre les rayons d’une des roues d’arrière. Le canon s’arrêta. Il penchait. L’homme, d’un mouvement de levier imprimé à la barre, le fit basculer. La lourde masse se renversa, avec le bruit d’une cloche qui s’écroule, et l’homme se ruant à corps perdu, ruisselant de sueur, passa le nœud coulant de la drosse au cou de bronze du monstre terrassé. C’était fini. L’homme avait vaincu… L’homme avait vaincu, mais on pouvait dire que le canon avait vaincu aussi. Le naufrage immédiat était évité, mais la corvette n’était point sauvée. Le délabrement du navire paraissait irrémédiable. Le bordage avait 5 brèches, dont une fort grande à l’avant ; 20 caronades sur 30 gisaient dans leur cadre. La caronade ressaisie et remise à la chaîne était elle-même hors de service ; la vis du bouton de culasse était forcée, et par conséquent le pointage impossible. La batterie était réduite à 9 pièces. La cale faisait eau. Il fallait tout de suite courir aux avaries et faire jouer les pompes.
… Derrière le capitaine marchait un homme hagard, haletant, les habits en désordre, l’air satisfait pourtant. C’était le canonnier qui venait de se montrer si à propos dompteur de monstres, et qui avait eu raison du canon.
Le comte fit au vieillard vêtu en paysan le salut militaire, et lui dit :
- Mon général, voilà l’homme.
Le canonnier se tenait debout, les yeux baissés, dans l’attitude d’ordonnance.
Le comte du Boisberthelot reprit :
- Mon général, en présence de ce qu’a fait cet homme, ne pensez-vous pas qu’il y a pour ses chefs quelque chose à faire ?
… Le vieillard regarda le canonnier.
- Approche, dit-il.
Le canonnier fit un pas. Le vieillard se tourna vers le comte du Boisberthelot, détacha la croix de Saint-Louis du capitaine, et la noua à la vareuse du canonnier.
- Hurrah ! crièrent les matelots.
Les soldats de marine présentèrent les armes.
Et le vieux passager, montrant du doigt le canonnier ébloui, ajouta :
- Maintenant, qu’on fusille cet homme… Une négligence a compromis ce navire. À cette heure il est peut-être perdu. Être en mer, c’est être devant l’ennemi. Un navire qui fait une traversée est une armée qui livre une bataille. La tempête se cache, mais ne s’absente pas. Toute la mer est une embuscade. Peine de mort à toute faute commise en présence de l’ennemi. Il n’y a pas de faute réparable. Le courage doit être récompensé, et la négligence doit être punie.
… Quelques instants après, une détonation éclata dans les ténèbres, une lueur passa, puis tout se tut, et l’on entendit le bruit que fait un corps en tombant dans la mer.

L’histoire pourrait s’arrêter là, mais Victor Hugo ajoute une suite que je ne peux pas m’empêcher d’évoquer. Peu après, le bateau qui est presque une épave va mouiller près de la côte pour attendre l’attaque d’une escadre anglaise s’approchant pour l’anéantir complétement. Le général qui doit absolument rester en vie va rejoindre la côte sur un canot piloté par un matelot qui s’avère être le frère du canonnier fautif, décoré puis exécuté.

Bientôt, le canot se trouva dans une eau libre, hors de l’écueil, hors de la bataille, hors de la portée des projectiles. Le canot était hors de l’atteinte de l’ennemi ; mais le plus difficile restait à faire. Le canot était sauvé de la mitraille, mais non du naufrage. Il était en haute mer, coque imperceptible, sans pont, sans voile, sans mât, sans boussole, n’ayant de ressource que la rame, en présence de l’océan et de l’ouragan, atome à la merci des colosses.
Alors, dans cette immensité, dans cette solitude, levant sa face que blêmissait le matin, l’homme qui était à l’avant du canot regarda fixement l’homme qui était à l’arrière et lui dit :
- Je suis le frère de celui que vous avez fait fusiller…
- Qu’est-ce que vous me voulez ?
L’homme quitta les avirons, croisa les bras et répondit :
- Vous tuer…
- Pourquoi ? demanda le vieillard.
- Parce que vous avez tué mon frère.
Le vieillard repartit avec calme :
- J’ai commencé par lui sauver la vie.
- C’est vrai. Vous l’avez sauvé d’abord et tué ensuite.
- Ce n’est pas moi qui l’ai tué.
- Qui donc l’a tué ?
- Sa faute…


S’en suit une longue tirade hugoesque que je suis incapable de résumer et où le général arrive à retourner la situation :

- Et en perdant mon âme, reprit le vieillard, tu perds la tienne. Écoute. J’ai pitié de toi. Tu feras ce que tu voudras. Moi, j’ai fait mon devoir tout à l’heure, d’abord en sauvant la vie à ton frère et ensuite en la lui ôtant, et je fais mon devoir à présent en tâchant de sauver ton âme. Réfléchis. Cela te regarde. Entends-tu les coups de canon dans ce moment-ci ? Il y a là des hommes qui périssent, il y a là des désespérés qui agonisent, il y a là des maris qui ne reverront plus leur femme, des pères qui ne reverront plus leur enfant, des frères qui, comme toi, ne reverront plus leur frère. Et par la faute de qui ? par la faute de ton frère à toi. Tu crois en Dieu, n’est-ce pas ? Eh bien, tu sais que Dieu souffre en ce moment ; Dieu souffre dans son fils très chrétien le roi de France qui est enfant comme l’enfant Jésus et qui est en prison dans la tour du Temple ; Dieu souffre dans son Église de Bretagne ; Dieu souffre dans ses cathédrales insultées, dans ses évangiles déchirés, dans ses maisons de prière violées ; Dieu souffre dans ses prêtres assassinés. Qu’est-ce que nous venions faire, nous, dans ce navire qui périt en ce moment ? Nous venions secourir Dieu. Si ton frère avait été un bon serviteur, s’il avait fidèlement fait son office d’homme sage et utile, le malheur de la caronade ne serait pas arrivé, la corvette n’eût pas été désemparée, elle n’eût pas manqué sa route, elle ne fût pas tombée dans cette flotte de perdition, et nous débarquerions à cette heure en France, tous, en vaillants hommes de guerre et de mer que nous sommes, sabre au poing, drapeau blanc déployé, nombreux, contents, joyeux, et nous viendrions aider les braves paysans de Vendée à sauver la France, à sauver le roi, à sauver Dieu. Voilà ce que nous venions faire, voilà ce que nous ferions. Voilà ce que, moi, le seul qui reste, je viens faire. Mais tu t’y opposes. Dans cette lutte des impies contre les prêtres, dans cette lutte des régicides contre le roi, dans cette lutte de Satan contre Dieu, tu es pour Satan. Ton frère a été le premier auxiliaire du démon, tu es le second. Il a commencé, tu achèves. Tu es pour les régicides contre le trône, tu es pour les impies contre l’Église. Tu ôtes à Dieu sa dernière ressource. Parce que je ne serai point là, moi qui représente le roi, les hameaux vont continuer de brûler, les familles de pleurer, les prêtres de saigner, la Bretagne de souffrir, et le roi d’être en prison, et Jésus-Christ d’être en détresse. Et qui aura fait cela ? Toi. Va, c’est ton affaire. Je comptais sur toi pour tout le contraire. Je me suis trompé. Ah oui, c’est vrai, tu as raison, j’ai tué ton frère. Ton frère avait été courageux, je l’ai récompensé ; il avait été coupable, je l’ai puni. Il avait manqué à son devoir, je n’ai pas manqué au mien. Ce que j’ai fait, je le ferais encore. Et, je le jure par la grande sainte Anne d’Auray qui nous regarde, en pareil cas, de même que j’ai fait fusiller ton frère, je ferais fusiller mon fils. Maintenant, tu es le maître. Oui, je te plains. Tu as menti à ton capitaine. Toi, chrétien, tu es sans foi ; toi, Breton, tu es sans honneur ; j’ai été confié à ta loyauté et accepté par ta trahison ; tu donnes ma mort à ceux à qui tu as promis ma vie. Sais-tu qui tu perds ici ? C’est toi. Tu prends ma vie au roi et tu donnes ton éternité au démon. Va, commets ton crime, c’est bien. Tu fais bon marché de ta part de paradis. Grâce à toi, le diable vaincra, grâce à toi, les églises tomberont, grâce à toi, les païens continueront de fondre les cloches et d’en faire des canons ; on mitraillera les hommes avec ce qui sauvait les âmes. En ce moment où je parle, la cloche qui a sonné ton baptême tue peut-être ta mère. Va, aide le démon. Ne t’arrête pas. Oui, j’ai condamné ton frère, mais, sache cela, je suis un instrument de Dieu. Ah ! tu juges les moyens de Dieu ! tu vas donc te mettre à juger la foudre qui est dans le ciel ? Malheureux, tu seras jugé par elle. Prends garde à ce que tu vas faire. Sais-tu seulement si je suis en état de grâce ? Non. Va tout de même. Fais ce que tu voudras. Tu es libre de me jeter en enfer et de t’y jeter avec moi. Nos deux damnations sont dans ta main. Le responsable devant Dieu, ce sera toi. Nous sommes seuls et face à face dans l’abîme. Continue, termine, achève. Je suis vieux et tu es jeune ; je suis sans armes et tu es armé ; tue-moi.
… Pendant que le vieillard, debout, d’une voix plus haute que le bruit de la mer, disait ces paroles, les ondulations de la vague le faisaient apparaître tantôt dans l’ombre, tantôt dans la lumière ; le matelot était devenu livide ; de grosses gouttes de sueur lui tombaient du front ; il tremblait comme la feuille ; par moments il baisait son rosaire ; quand le vieillard eut fini, il jeta son pistolet et tomba à genoux.
- Grâce, monseigneur ! Pardonnez-moi ! cria-t-il ; vous parlez comme le bon Dieu. J’ai tort. Mon frère a eu tort. Je ferai tout pour réparer son crime. Disposez de moi. Ordonnez. J’obéirai.
- Je te fais grâce, dit le vieillard…

- FIN DE L'ARTICLE -

Publié dans Sagesse

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